Doom et Doom II ont été des piliers dans ma culture vidéoludique et artistique, des œuvres qui ont façonné mon regard sur l’imagerie du jeu vidéo. Pourtant, au sein de cette trilogie initiale, un épisode s’est toujours distingué pour moi : Doom 64. Il n’a pas simplement prolongé l’expérience, il l’a transformée. Déjà à l’époque, ce jeu a exercé sur moi une attraction singulière, bien différente de celle qu’inspirent les deux premiers opus. Là où ils étaient frénétiques, brutaux et viscéraux, Doom 64 impose un rythme plus insidieux, une atmosphère qui ne se livre pas immédiatement. Cette experience vidéoludique ne se comprend pas avec un regard extérieur ; il exige que l’on lâche prise, que l’on s’y abandonne totalement. C’est un jeu qui se ressent plus qu’il ne se joue, une expérience qui enveloppe le joueur dans son univers, un rêve fiévreux où chaque son, chaque lumière, chaque structure semble échapper à la logique rationnelle.
Si les puristes l’ont longtemps déconsidéré, c’est sans doute parce qu’il ne s’appréhende pas comme un simple Doom : il est une porte vers une autre vision, plus abstraite, plus cauchemardesque, mais aussi plus mystique. Loin d’être une simple adaptation, Doom 64 est une suite spirituelle qui transcende son héritage en explorant une approche bien plus écrasante et dérangeante que ses prédécesseurs. Pourtant, il a longtemps été relégué à l’ombre, éclipsé par l’essor des FPS en 3D polygonale et la popularité de titres comme Turok: Dinosaur Hunter. Rejeté et sous-évalué par une grande partie des joueurs pour ses choix esthétiques radicaux et son ambiance particulière, il a souffert d’une perception erronée et d’un manque de reconnaissance. Mais avec le recul, il apparaît aujourd’hui comme une œuvre singulière, un FPS à part qui mérite d’être réévalué sous un prisme purement artistique et sensoriel.
UNE ESTHETIQUE GOTHIQUE AUX CONFINS DU CAUCHEMAR
Doom 64 n’est pas une simple suite : c’est une relecture sensorielle de la formule classique. Il se situe quelque part entre l’énergie frénétique de Doom II et la lourdeur horrifique de Doom 3, mais propose un équilibre singulier, presque dérangeant.
Là où les premiers Doom s’appuyaient sur une imagerie pulp, métallique et grotesque, inspirée par les comics books et les pochettes de death metal, Doom 64 prend un virage radicalement atmosphérique. Il troque les riffs saturés et l’action frontale contre une esthétique gothique, picturale et anxiogène, teintée d’influences expressionnistes.
C’est comme si l’univers de Doom avait été distillé dans les ombres des films de la Hammer, ou noyé dans la brume froide de l’horreur victorienne. Le jeu semble délaisser le métal hurlant pour entrer dans un espace rituel, sombre, presque sacré, où chaque pièce devient une salle d’exposition dédiée à la souffrance.
UNE DESCENTE CHROMATIQUE DANS L’ABÎME
Là où Doom et Doom II misaient sur des teintes éclatantes – rouge sang, vert toxique, gris industriel – Doom 64 impose une palette plus sourde, saturée et hypnotique. L’ocre, le brun sale, les violets froids et les noirs profonds y dominent, comme si la couleur elle-même s’était fanée sous le poids du néant.
Ce choix chromatique n’est pas anodin. Il renforce la claustrophobie de l’expérience, donne aux décors un caractère infernal, presque onirique, éloignant l’ensemble du côté B-movie des deux premiers opus.
On a l’impression que le monde de Doom 64 ne reflète plus la lumière comme ces prédécesseurs, mais l’absorbe.
La lumière devient une matière instable, dynamique, parfois fluorescente, souvent inexistante. Elle ne révèle plus, elle dissimule. Des silhouettes se détachent brièvement avant de replonger dans le noir total. On n’évolue plus dans un couloir : on traverse des abîmes colorés, où chaque teinte semble sortie d’un cauchemar expressionniste.
LA REFONTE GRAPHIQUE D’UN ENFER REVISITE
Le bestiaire de Doom 64 n’a rien de secondaire : il incarne la mue visuelle de la série. Tous les sprites ont été recréés de zéro, rompant volontairement avec l’esthétique plus « cartoon » des premiers épisodes. Ici, les monstres suintent la chair, respirent la corruption, arborant des textures visqueuses, putrides, parfois presque biomécaniques. On est loin des silhouettes rondes et colorées de 1993 : chaque créature semble sortie d’un cauchemar anatomique.
Le Pinky Demon, notamment, devient plus massif, plus bestial, plus sourd. Le Pain Elemental, quant à lui, vire au grotesque pur, comme gonflé d’une souffrance intérieure. Et l’absence de certains ennemis cultes, comme les Revenants ou les Arch-Viles, participe à cette volonté de reformuler l’enfer, de créer une mythologie parallèle à celle des jeux précédents.
L’arsenal n’est pas en reste. Chaque arme bénéficie d’un design plus menaçant, plus tranché, plus réaliste.
Le Chaingun qui reste pour moi le haut du panier, avec sa flamme bleue hypnotique et sa cadence écrasante, reste l’arme de prédilection pour le sentiment de surpuissance et de domination. Mais c’est bien l’Unmaker, ajout exclusif à cet épisode, qui incarne l’âme perverse du jeu : une arme démoniaque, pulsante, faite de chair et d’os, que l’on peut renforcer en collectant trois clés infernales disséminées dans les niveaux secrets.
Là encore, Doom 64 ne propose pas seulement du gameplay : il sacralise son arsenal, érige ses armes en objets rituels au cœur d’un univers infernal.
DES COULOIRS METALLIQUES A L’ENFER MONUMENTAL : UNE BASCULE PROGRESSIVE
Si le début de Doom 64 plonge encore le joueur dans les classiques installations UAC, il ne faut pas s’y tromper : cette façade industrielle n’est qu’un prologue trompeur. Ces premiers niveaux, ternes et mécaniques, alignent plaques de métal, grillages, rivets, et éclairages au néon blafard. Une esthétique fonctionnelle, presque volontairement rébarbative, comme pour créer un faux sentiment de déjà-vu.
Mais cette répétition n’est pas un défaut. Elle est là pour préparer le basculement. Car dès son huitième niveau, Doom 64 abandonne ses couloirs métalliques et dévoile son véritable visage artistique : celui d’un enfer monumental, gothique et mystique.
À partir de là, les environnements s’ouvrent sur des châteaux cyclopéens, des cathédrales dérangeantes, des sanctuaires tordus. L’eau remplace parfois la lave. Le feu devient lumière intérieure. On quitte la base pour entrer dans un monde rituel, où chaque niveau semble avoir été construit pour célébrer le mal.
Les textures deviennent plus organiques, plus pierreuses, parfois liquides ou vivantes. L’architecture gagne en verticalité, en épaisseur, en abstraction.
L’enfer, dans Doom 64, n’est pas simplement un lieu : c’est un organisme cyclopéen qui digère lentement le joueur.
SANCTUAIRES IMPIES, FORTERESSES DU NEANT ET ARCHITECTURES HALLUCINEES
C’est à partir de cette bascule vers l’enfer que Doom 64 déploie tout son potentiel artistique. Certains niveaux deviennent des tableaux mouvants, fusionnant références gothiques, visions infernales et expérimentations d’espace.
Prenons The Bleeding. Ce niveau frappe par sa palette froide et désaturée : mauves délavés, bleus cendrés, gris caverneux. Le rythme ralentit, l’exploration devient presque contemplative. L’espace, moins agressif qu’attentiste, semble rongé par une douleur silencieuse. On pense à l’expressionnisme allemand, ou à des plans fixes tirés d’un film de la Hammer, plongés dans la torpeur.
Puis vient Altar of Pain ou The Lair : des niveaux ritualisés, d’une noirceur médiévale. Le bois pourri, la pierre humide, les bougies vacillantes, les statues tordues… L’espace respire la religiosité pervertie. Ce n’est plus simplement de l’architecture : c’est de la lithurgie spatiale. Chaque couloir devient un chœur, chaque salle un autel sacrificiel.
Over the Storm est sans doute l’un des plus puissants visuellement. Une forteresse monumentale, isolée au sommet d’un paysage montagneux. L’eau y remplace la lave, le silence règne. Ce n’est plus seulement un niveau de jeu, c’est un dernier bastion existentiel, une muraille dressée contre l’annihilation.
Enfin, Dark Entries et Blood Keep évoquent directement l’iconographie gothique classique. Murs gravés de motifs baroques, sarcophages alignés comme des stèles maudites, lumières rasantes… On pense au Nosferatu de 1924, aux ruines sacrées d’un culte oublié.
Chaque environnement devient ainsi un lieu sacré de perdition, sculpté dans un enfer abstrait où la verticalité, l’érosion, et le silence tissent un univers visuellement suffocant.
VISIONS D’UN ENFER PICTURAL
À mesure que l’on approche de la fin, Doom 64 devient de plus en plus sublime et terrifiant. Les niveaux cessent de représenter des lieux tangibles : ils deviennent des visions, des paysages mentaux, des temples du subconscient.
Spawned Fear est l’un des plus marquants. Son architecture se tord, se déploie comme une sculpture animée, presque organique. Les textures vibrent subtilement. On y ressent une parenté avec le château de Dracula chez Coppola, ou les décors peints des films de la Hammer, saturés d’ombres et d’angles impossibles. Certaines salles s’apparentent à des autels profanés, d’autres à des théâtres sacrificiels enfouis sous la roche.
Puis vient The Void. Ce niveau est une œuvre à part. Abstrait, aérien, désorientant, il est noyé dans une brume bleutée étouffante. Des potences de bois pourri, suspendues dans le vide, balancent doucement des morceaux de corps décomposés. La lumière s’y noie. Le silence y hurle. Et le niveau se conclut sur un saut de la foi : une chute volontaire dans le néant, une descente sacrificielle dans l’abîme, comme si le joueur était prêt à être avalé par le rêve lui-même.
Enfin, Burnt Offering, Unholy Temple et No Escape sont les cymbales finales de cette symphonie démoniaque. On y croise des bas-reliefs de chimères, des textures fractales d’os et de pierre, des flammes vertes et rouges vives dansantes sur des cieux irréels. L’univers devient tableau, dans la veine des visions apocalyptiques de Bosch, des cauchemars hiérarchisés de Botticelli, ou des abysses monumentaux de John Martin. À ce stade, Doom 64 n’est plus un jeu : c’est une œuvre picturale mouvante, une fresque infernale en perpétuelle combustion.
UN CAUCHEMAR SCULPTE DANS LE SILENCE
Si Doom 64 nous enveloppe dans des ténèbres visuelles, c’est le sound design qui vient serrer la gorge. Oubliez les riffs saturés et galvanisants des épisodes classiques. Ici, pas de metal : juste un bourdonnement sourd, une brume sonore, un brouillard d’angoisse dans lequel chaque pas semble menacer l’équilibre de la réalité.
La musique composée par Aubrey Hodges abandonne l’épique pour l’organique. Des drones vibrants, des grincements métalliques lointains, des lamentations, des murmures à peine audibles… Chaque son semble naître d’un espace qui ne devrait pas exister, comme si les murs eux-mêmes gémissaient. C’est une ambiance qui évoque Trent Reznor sur Quake, ou les paysages sonores de films comme Eraserhead ou Event Horizon.
Mais plus encore que la musique, ce sont les silences qui oppressent. Ces instants où plus rien ne bouge, où seul un souffle lointain subsiste, deviennent des moments de pure tension psychologique. Le son ici ne rythme pas l’action : il respire, halète, menace.
Les ennemis, eux aussi, semblent souffler la mort. Le Pinky Demon grogne avec un râle animal, profond, visqueux. Certains monstres chuchotent des langues inconnues, ajoutant une couche presque rituelle à l’horreur. Les armes claquent de manière plus sèche, plus métallique, amplifiées par des basses réverbérées qui renforcent cette sensation de profondeur vide.
À l’écoute, Doom 64 n’est pas un jeu, c’est un labyrinthe auditif, une ritournelle d’angoisse où chaque bruit est une alerte, chaque silence un piège. Un voyage sonore vers l’enfer intérieur.
UNE OEUVRE A L’AURA CHRISTIQUE
Il plane sur Doom 64 une symbolique du sacrifice, une mystique noire qui dépasse la simple guerre contre l’enfer. Le personnage principal, bien qu’anonyme et muet, devient ici une figure de martyr, un être damné qui n’agit plus pour la victoire, mais par nécessité rédemptrice.
Ce n’est plus une croisade contre le mal, mais une traversée mystique de la souffrance, une quête de purification dans un enfer sans fin. À mesure que les niveaux avancent, la logique guerrière se dissout : il ne s’agit plus d’échapper, ni de gagner — il s’agit de rester. D’endurer. D’assumer la douleur d’un monde entier.
Cette lecture culmine dans la fin du jeu, où l’on apprend que le protagoniste choisit de rester en enfer, non par haine ou vengeance, mais pour empêcher que le mal ne revienne sur Terre. Un acte de renoncement total, presque mystique, accentué par cette image finale : le sang coulant de ses yeux comme une stigmatisation, un symbole d’acceptation sacrificielle.
C’est un messie noir, condamné à la répétition, piégé dans une boucle infinie, un gardien silencieux enchaîné à la souffrance éternelle pour préserver les vivants. L’ultime saut dans The Void peut alors se lire comme un plongeon dans l’abîme intérieur, un abandon de soi vers le néant pour rompre le cycle infernal.
En cela, Doom 64 ne raconte pas seulement une guerre contre les démons : il met en scène un martyr moderne, un exorcisme existentiel, une damnation volontaire. Une forme d’iconographie sacrée, enfouie dans la chair, le sang, la pierre et le feu.
EN CONCLUSION : UNE DESCENTE AUX ENFERS MESESTIMEE, POURTANT ESSENTIELLE
Plus je rejoue à Doom 64, plus j’aime l’expérience qu’il propose. Quand tous ses rouages s’imbriquent – sa direction artistique unique, son architecture gothique et massive, sa musique obsédante, son bestiaire viscéral – le jeu se révèle dans toute sa puissance : un rituel virtuel, une œuvre hallucinée, un FPS hanté par ses propres fantômes.
Ce n’est pas un jeu parfait : sa jouabilité est plus lourde, ses niveaux parfois trop labyrinthiques. Mais ces défauts participent aussi à son identité propre, à son langage sensoriel, à cette impression d’évoluer dans un cauchemar construit pour nous punir et nous tester.
À mes yeux, Doom 64 est le véritable Doom 3 (oui je l’affirme et je signe !). Il fait le lien entre l’urgence bestiale des premiers épisodes et la tension étouffante de Doom 3 (l’officiel). Il conserve l’ADN du run and gun, mais le plonge dans un univers plastique et sonore plus contemplatif, plus abstrait, presque mystique.
Sa réédition en 2020 a permis à beaucoup de le redécouvrir, et surtout, d’officialiser son importance dans la chronologie de la saga. La fin de Doom 64 mène directement au démarrage de Doom (2016) : le lien est scellé, l’héritage est confirmé.
Mais au-delà de sa canonicité enfin reconnue, Doom 64 mérite une relecture artistique. Car il ne cherche pas simplement à divertir. Il impose une vision, une ambiance, un sentiment d’isolement, de chute intérieure. Il transforme un jeu de tir en prière ténébreuse, en labyrinthe visuel et sonore, en descente mystique dans le fond de soi-même.
Un Doom à part. Et pourtant, plus Doom que jamais.