// PROLOGUE : TOM BUNK M’A DETRAQUE (et je l’en remercie)
Les années 80… Aussi loin que je me souvienne, je devais avoir 6 ou 7 ans quand j’ai été « confronté » pour la toute première fois aux illustrations de Tom Bunk. (J’ai 40 balais au moment où j’écris ces lignes.)
Et cette rencontre s’est faite ni plus ni moins par le biais de sa série culte de cartes/stickers : les Crados (Garbage Pail Kids en VO). C’est ainsi que j’ai découvert Tom Bunk et le phénomène des Garbage Pail Kids.
Des gamins atrocement déformés, à l’anatomie douteuse, aux sécrétions improbables, affublés de noms délirants. Un grand moment.
Je dois même avouer que ce premier contact a été un choc… presque traumatisant.
D’un côté les visages boursouflés, les chairs éclatées, les textures douteuses… de l’autre, ce regard d’un artiste mi-amusé mi-clinique, comme s’il disséquait nos terreurs intimes à coups de feutre.
Malgré l’aspect cartoon, coloré, presque innocent des illustrations, certaines avaient un design réellement épouvantable.. Je me souviens encore de la première carte à laquelle j’ai été confronté : Anne Burger (Hot Doug en VO)… brrr. Mais qui pouvait réaliser de telles horreurs ?! Les cartes numérotées s’enchaînaient, les personnages devenaient de plus en plus grotesques…



3 exemples de cartes/stickers qui m’ont profondément marqué à l’époque de la folie « Les Crados ».
Les cartes numérotées s’enchaînaient, les personnages devenaient de plus en plus grotesques…
Je les regardais du coin de l’œil, fasciné et terrifié à la fois.
C’était ma première gifle culturelle, un bon coup de pied dans mon cul potelé de chiard français bercé par le facétieux Inspecteur Gadget et l’intrépide Mickey.
Une claque pop américaine. En pleine gueule. Sans prévenir.
De celles qui font exploser les boutons d’acné sur une peau trop grasse. Du jamais vu à l’époque, juste avant que ne me tombe dessus la tornade Tortues Ninja, suivie de Batman, puis les Simpson…
En France comme ailleurs en Europe, les Crados ont eu l’effet d’une bombe.
Et malgré la peur, le dégoût, les cauchemars… j’adorais ça. J’étais irrémédiablement attiré vers ce chaos artistique. Ça bousculait ma sensibilité, ça me provoquait, ça me nourrissait.
Ma mère m’interdisait formellement d’en posséder et cela pouvait se comprendre d’un point de vue parental. Je me rabattais alors sur la cour de récré et les cartes des potes plus chanceux, dont les parents étaient moins regardants. J’observais les nouveaux phénomènes de foire qu’ils avaient obtenus dans les moindres détails, à l’affut d’une nouvelle idée de torture mis en image.
Et cette sensation de braver l’interdit était absolument jubilatoire.
Reportage de 1989 sur le phénomène « Garbage Pail Kids », les « Crados », en France. (Source INA)
C’est quelques années plus tard, pendant mon adolescence, que j’arrive à faire ma première liaison artistique.
En feuilletant mon tout premier Mad Magazine, je tombe sur une double page absolument chaotique… Et là, le déclic s’effectue : ce style, cette manière de surcharger la scène, de noyer le regard dans les détails absurdes…
En bas à droite, c’est signé : Tom Bunk. Je venais enfin de mettre un nom sur ce choc graphique d’enfance.
À partir de là, tout s’est mis à faire sens. Quelque chose s’enclenche dans ma tête : j’éprouve un plaisir certain à lire le cynisme, de décoder le grotesque, de me laisser happer par ces visions dérangeantes.
Les « Crados » n’étaient pas juste des cartes trash pour faire marrer les mômes : c’était de la satire brute, déguisée en chewing-gum.
Avec le recul, je comprends que Tom Bunk, à travers ses scènes déglinguées, mettait en lumière la bêtise du monde bien plus efficacement qu’un long discours moralisateur.
Tout y était déjà : la surconsommation, les corps maltraités, l’absurde qui se cache dans chaque coin de rue. Et tout ça, planqué sous un format de carte à collectionner pour gamins de 7 ans.
Je peux le dire aujourd’hui : Tom Bunk a été un des grands déclencheurs de ma passion pour le dessin, l’observation, le mauvais goût, le trash, le dégueulasse, le détourné. Il est clair qu’il a largement contribué à faire dérailler mon esprit, affûté mon goût pour la satire… et éveillé celui de la provocation.
Il y a quelques mois, j’ai pris contact avec lui pour le remercier, tout simplement. Et j’ai eu l’incroyable chance qu’il accepte de se prêter à l’exercice d’une interview exclusive. Je vous la livre ici, telle une lettre ouverte à celui qui m’a un jour traumatisé… pour mieux m’éveiller.

Une illustration déjantée de Tom Bunk réalisée dans le cadre d’un partenariat avec Nickelodeon dans les années 90.
// DESSINER L’ABSURDE POUR REVELER LE MONDE
Ce qui m’a toujours fasciné chez Tom Bunk, c’est cette capacité à représenter l’absurde sans jamais le sublimer. Il ne cherche pas à rendre le chaos élégant, ni à lui trouver une quelconque poésie.
Non. Il le montre. Cru. Détail par détail. Furoncle après furoncle.
Et dans cet amas de lignes déformées, de corps explosés, de situations impossibles, il révèle quelque chose de profondément humain. Pas l’héroïsme. Pas la grandeur. Mais le ridicule, l’incohérence, la souffrance, ce qui cloche dans notre espèce. C’est là, je crois, que le grotesque de Bunk prend toute sa force : il est lucide.
Et c’est précisément parce qu’il est outré, tordu, dégueulasse que son dessin est juste.
Ce qui frappe aussi chez Bunk, c’est la densité de l’image. Chaque centimètre est habité. Rien n’est là pour faire joli. Tout grouille. Tout pue. Tout (sur)vit.


Illustrations parodiques de Tom Bunk représentant Times Square bondé, grotesque et chaotique pour le passage à l’année 2020 et Miss America 2024, dépeignant une femme monstrueuse et absurde.
Il y a une logique de l’excès, un fétichisme du détail sale que je partage et affectionne également et qui crée une tension constante entre le rire et l’écœurement. On se retrouve happé, malgré soi, dans des scènes absurdes qui finissent par ressembler au monde réel.
Son chaos n’est pas une déflagration gratuite. C’est une radiographie de notre absurdité collective, une satire en mouvement.
J’ai voulu en savoir plus. Sur sa manière de travailler, sur son regard. Sur ce qu’il voit en nous à travers ses personnages, ses foules, ses monstres.
Et j’ai eu cette chance rare : il m’a répondu.
// TOM BUNK, ENTRETIEN AVEC UNE LEGENDE SUBVERSIVE
Quelques échanges, une grande disponibilité, Tom Bunk a accepté de répondre à mes questions avec la même sincérité que ses dessins : directe, sans détour, avec un humour froid et lumineux. Il a aujourd’hui 79 ans, dessine toujours avec autant de mordant, et vit dans la banlieue nord de New York, située dans le comté de Westchester, dans l’État de New York, aux États-Unis.
J : Tom, peux-tu nous parler un peu de ton parcours en tant qu’artiste berlinois issu de la scène underground allemande ?
Tom Bunk : Je suis arrivé à Berlin en 1973, après avoir terminé mes études d’art à à l’Académie des Beaux-Arts de Hambourg ou j’ai étudié la scénographie.
À ce moment-là, je ne savais pas encore vraiment ce que j’allais faire artistiquement, ni quelle direction prendre. Je vivais dans une ancienne usine reconvertie, un immense espace, et j’ai commencé à faire de grandes peintures à l’huile. Elles étaient brutes, drôles, un peu cartoon et naïves.

Portrait de Tom Bunk dans son studio à Hambourg en 1968.




Peinture à l’huile de Tom Bunk intitulée ‘Sailing to China’, réalisée à Berlin en 1974 • Gravure de Tom Bunk intitulée ‘L’Hiver’, réalisée en 1973 à Berlin • Photos du studio de Tom Bunk à Berlin en 1975.
J’ai eu quelques expositions, mais j’ai ensuite dû déménager dans un appartement plus petit, et je n’avais plus la place pour continuer les grands formats. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à dessiner des bandes dessinées. Très vite, mes planches ont été publiées chaque mois dans « PARDON« , un magazine un peu dans l’esprit de « MAD Magazine« .


Planches de bande dessinée humoristique de Tom Bunk publiée dans le magazine allemand Pardon, mettant en scène une série de situations absurdes et expressives à l’encrage noir et blanc.
Au départ, il n’y avait pas vraiment de scène underground en Allemagne. Juste quelques publications éparses comme Zomix à Munich ou Hinz und Kunz à Francfort. On s’est regroupés pour publier quelques numéros ensemble, mais ce n’était pas un franc succès. Petit à petit, d’autres artistes alternatifs sont apparus, surtout à Berlin, et on a réussi à faire publier quelques livres avec nos comix.
Mais alors que tout commençait à prendre forme… je suis parti à New York.


Photographie en noir et blanc de Tom Bunk prise à Francfort en 1978 et la couverture colorée de l’ouvrage Comix in Berlin (1980) la première partie de ses mémoires.
J : Grâce à ton compte Instagram, on peut découvrir une superbe mosaïque de tes œuvres. Tes illustrations des années 70 m’ont interpellé par leur traitement graphique. Elles sont très éloignées de ton style actuel, devenu ta signature artistique. Est-ce l’influence des États-Unis qui a provoqué cette transformation ?
Tom Bunk : À Hambourg, à la fin des années 60 et au début des années 70, je testais différents styles et techniques : sérigraphies, gravures, dessins cartoon, peintures, illustrations… J’étais en quête de quelque chose qui deviendrait mon langage artistique personnel.


Peinture surréaliste de Tom Bunk datant de la fin des années 60 ou début 70 et une photographie en noir et blanc de Tom Bunk à Berlin en 1982.
Quand je suis arrivé aux États-Unis, j’avais bien plus d’expérience, et je connaissais mieux mes forces. Mais dans l’ensemble, je me laissais guider par les circonstances et les opportunités qui se présentaient à moi du moment qu’elles entraient en résonance avec mes intérêts artistiques.

Planche autobiographique par Tom Bunk, retraçant son arrivée à New York en 1983, sa collaboration avec Topps et MAD Magazine, ses rencontres (réelles ou manquées) avec Art Spiegelman, Harvey Kurtzman et Robert Crumb… Une confession pleine d’humour, où le fantasme d’approcher ses idoles se heurte au trac, aux occasions manquées et à l’absurde.
J : Peux-tu nous décrire tes impressions d’Européen à ton arrivée à New York, ainsi que ce qui t’a poussé à t’y installer ?
Tom Bunk : Je suis venu à New York pour des raisons purement romantiques… et j’étais totalement non préparé à y vivre, encore moins à y travailler.
Au début, je voyais la ville à travers les yeux de Saul Steinberg. J’étais fasciné par la richesse des détails architecturaux, que j’avais souvent vus dans des films se déroulant à NYC. Cela dit, j’avais aussi une certaine appréhension, notamment à cause de la criminalité.
J’ai été très impressionné par les vestiges des années 70, en particulier Harlem. Un paysage urbain très désolé, agréablement anarchique… – Tom Bunk


Une photographie de Times Square en 1983 et un dessin architectural dense et imaginaire de Saul Steinberg.
Mais avec le temps… et beaucoup de marches à pied, la Jungle d’Asphalte est devenue plus lisible, plus compréhensible. Et venant de Berlin, j’étais déjà habitué à un certain chaos urbain.
Quoi qu’il en soit, j’ai tout de suite adoré être dans cette ville. Même si, à l’époque, je n’avais aucune idée de comment survivre ici.
J : Qu’est-ce qui a défini ton attrait « No Limit » pour le crade, le grotesque et l’absurde ? Il y a quelque chose de très français là-dedans.
Tom Bunk : Cela vient sans doute de mon expérience de vie. Quand j’avais 13 ans, ma famille a déménagé de Split, ensoleillée, méditerranéenne, en Dalmatie, pour aller vivre à Hambourg, dans le nord de l’Allemagne, pluvieuse et grise. Ce choc m’a obligé à revoir totalement ma manière de percevoir le monde.
Spirituellement, j’ai toujours été très attiré par la culture française : je m’intéressais à la musique française : Piaf, Juliette Gréco, Johnny Hallyday, Bécaud, Brassens… Mais aussi au théâtre de l’absurde : Ionesco, Artaud, Beckett. Et bien sûr à l’art brut, notamment celui de Dubuffet.



« Galeries Lafayette », « Hotel du Cantal » et « Affluence » huiles sur toiles de Jean Dubuffet, 1961.
J : Le chaos, la mort, la folie sont souvent représentés dans tes illustrations. Quel rapport entretiens-tu avec ces thèmes ?
Tom Bunk : La vie est à la fois belle, mais aussi sombre et effrayante. On ne peut pas avoir l’un sans l’autre.

Autoportrait de Tom Bunk.
J : Quelles ont été tes principales influences artistiques, ou les artistes qui t’ont aidé à développer ton style graphique si particulier ?
Tom Bunk : En tant qu’artiste, j’ai toujours été attiré par ce qui est chaotique, imparfait, cassé dans l’art. Des artistes comme Dubuffet, George Grosz, Otto Dix, certains surréalistes, d’autres plus décadents…


« Piliers de la société » huile sur toile de George Grosz, 1926 et « Les joueurs de skat » huile sur toile d’Otto Dix, 1920.
Aussi des artistes américains comme ceux du groupe Hairy Who, ou encore H. C. Westermann. Et puis le mouvement français des années 60 : la Figuration Narrative avec des artistes comme Jan Voss, Valerio Adami, Erró, Öyvind Fahlström… Ils avaient tous en commun une approche narrative, proche de la bande dessinée, avec un style un peu cartoonesque.


« Column no 2 (Picasso 90) » sérigraphie d’Öyvind Fahlström, 1973 et « Ascoltando la radio » acrylique sur toile de Valerio Adami, 2022.
J : Ton travail, comme ta personnalité, porte un humour noir, brut et singulier. Cela t’a-t-il déjà porté préjudice, dans ta vie ou ta carrière ?
Tom Bunk : Aucun préjudice à ma connaissance. Et même si c’était le cas, je ne changerais pas mon humour. On ne peut pas séparer son travail de sa vision personnelle du monde.

Illustration chaotique et satirique de Tom Bunk, mêlant humour noir, critique sociale et détail grotesque, fidèle à son univers visuel singulier et à sa vision personnelle du monde.
J : La quantité d’illustrations que tu as réalisées est impressionnante : Garbage Pail Kids, Bathroom Buddies, Toxic High, Gruesome Greeting Cards… Quel regard portes-tu sur toutes ces productions ?
Tom Bunk : Ce sont tous des projets réalisés pour Topps, et ils correspondaient parfaitement aux goûts de notre équipe de travail principalement Mark Newgarden et Art Spiegelman.
On aimait tous l’humour noir, cruel et dégueulasse. Et je pense que c’est exactement ce qui a rendu les Garbage Pail Kids si populaires et en a fait un phénomène mondial.
Ces cartes montraient ce que les parents essayaient de cacher – Tom Bunk





Publicité et sélection de cartes satiriques issues des séries « Toxic High School » et « Bathroom Buddies », illustrées par Tom Bunk pour Topps. Un humour trash et provoc’ devenu culte.
J : Comment as-tu rejoint l’équipe de Topps ?
Tom Bunk : C’est Art Spiegelman qui m’a présenté à Topps. Il travaillait là-bas et ils avaient besoin d’un artiste pour un projet. Très vite je suis devenu l’artiste polyvalent de la boîte.



Art Spiegelman dans les studios de Topps en 1987, puis posant avec l’une de ses illustrations pour les Garbage Pail Kids en 2015 • Tom Bunk en compagnie d’Art Spiegelman en 2010.
J : Les Garbage Pail Kids assument ouvertement leur parodie des Cabbage Patch Kids, y compris le logo conçu par Art Spiegelman. Avec le recul, penses-tu que cela ait pu être perçu comme une forme de piratage ou de violation de leurs droits d’image et de marque ? Est-ce que cela t’a forcé à faire des compromis artistiques ?
Tom Bunk : Au tout début, les GPK ont été créés comme une seule carte Wacky Packages (ces cartes parodient des produits populaires), puis l’idée est venue d’en faire un set complet. Comme c’est devenu extrêmement populaire, on a continué et fait en tout 15 séries.
On a été poursuivis par la société des Cabbage Patch Kids et on a dû modifier certaines choses. Ils ont touché plusieurs millions avec le procès – Tom Bunk



Une poupée « Cabbage Patch Kid » originale, un pack de stickers « Wacky Packages » de 1979 et le sticker parodique de la poupée Cabbage Patch Kid initiateur du concept de la future série « Garbage Pail Kids ».


Une affiche promotionnelle annonçant l’arrivée des poupée « Cabbage Patch Kids » • Model sheet officiel des « Garbage Pail Kids » : proportions, expressions, défauts… tout est codifié pour que, malgré leurs sujets trash et grotesques, les « Garbage Pail Kids » aient toujours “l’air mignons”. C’est ce contraste visuel qui crée ce comique dérangeant si caractéristique de la série.
J : Comme tous les enfants des années 80, c’est la série de cartes Garbage Pail Kids qui m’a fait découvrir ton univers. En France, ça a été un vrai phénomène de société. Le gouvernement a même pris la parole à ce sujet, qualifiant les cartes de “pollution répugnante” pour les cours de récréation. C’était audacieux et insolent de votre part, merci 🙂 Lors de la création de cette série, est-ce que vous visiez vraiment les enfants comme public cible ?
Tom Bunk : Dans notre équipe chez Topps, on était de grands fans de MAD, surtout des premières publications de Harvey Kurtzman.
Dans les années 50, MAD avait été un énorme phénomène, parce qu’il ouvrait les yeux des jeunes lecteurs adolescents, il leur montrait le vrai monde caché derrière le vernis officiel, le grand mensonge sucré.


Portrait d’Harvey Kurtzman, figure tutélaire de la satire américaine, et couverture du MAD Magazine n°6 (1953), dont il signait à la fois l’idée, le dessin, et l’ironie mordante.
L’effet des Garbage Pail Kids était le même, mais en plus simple, et destiné à des enfants plus jeunes. C’est précisément pour ça que les parents, les enseignants et les organismes de protection de la jeunesse se sont révoltés contre les cartes.
Et c’est ce qui les a rendues encore plus populaires auprès des gamins.

Tom Bunk (à gauche) et Mark Newgarden, co-créateur des « Garbage Pail Kids » (à droite), posent devant un mur tapissé de cartes de la licence dans les locaux de Topps, dans les années 1980.
Reportage de CBS News avec Dan Rather sur l’engouement pour les « Garbage Pail Kids » en 1986.
J : En 1987, un film, disons malaisant, a été produit autour de la série de cartes Garbage Pail Kids. As-tu été impliqué dans la création de ce film ? Qu’as-tu pensé de cette « adaptation » ?
Tom Bunk : Nous, les créateurs des cartes, n’avons eu aucune implication dans ce film.
Je ne l’ai même pas vu, et honnêtement, ça ne m’intéresse pas. Notre idée des Garbage Pail Kids n’est pas ancrée dans la réalité, elle existe dans un univers à deux dimensions, celui du dessin.


Affiche du film « The Garbage Pail Kids Movie » de 1897 réalisé par Rod Amateau et une image tirée du « film ».
J : Une question un peu délicate : il semblerait que Topps ait conservé et se soit approprié toutes les illustrations originales des Garbage Pail Kids, pour ensuite les vendre aux enchères sans vous verser de compensation. C’est terrible du point de vue des artistes ! Est-ce que cela a eu un impact négatif sur ton travail futur avec Topps ? Ont-ils vraiment le droit de faire ça ? N’y a-t-il pas une loi aux États-Unis qui protège la propriété des œuvres artistiques ?
Tom Bunk : À cette époque, c’était l’entreprise qui possédait les œuvres originales, et cela leur permettait de gagner encore plus d’argent. C’était la même chose avec le magazine MAD.
Mais depuis les années 90, les choses ont changé : aujourd’hui, nous possédons nos propres créations.


More and more cash! Deux cartes « Garbage Pail Kids » tirées pour le 30ᵉ anniversaire de la licence : même illustration, nom différent… La stratégie parfaite pour faire raquer les collectionneurs jusqu’au dernier dollar !
J : Pour les 35 et 40 ans des Garbage Pail Kids, Topps a réédité divers coffrets collectors et des cartes holographiques exclusives avec parfois des designs plus que discutables. As-tu été invité à participer à ces hommages ? As-tu créé des personnages exclusifs ou des visuels inédits à cette occasion ? Tes œuvres originales ont-elles été correctement créditées ?
Tom Bunk : Topps a revendu la société il y a quelques années et de nouvelles personnes sont arrivées (coordinateurs, directeurs artistiques, nouveaux artistes). Je me suis impliqué de moins en moins. Mais j’ai tout de même réalisé trois énormes puzzles et quelques cartes que j’ai aimées. Maintenant j’en ai un peu assez.




Entre packaging insipide, relectures graphiques douteuses et rééditions opportunistes, les nouvelles cartes “Garbage Pail Kids” peinent à séduire. L’époque de leur apogée artistique semble bel et bien révolue, réduite à une madeleine de Proust périmée pour nostalgiques.
J : Penses-tu qu’un phénomène transgressif et irrévérencieux comme les Garbage Pail Kids pourrait encore voir le jour aujourd’hui dans le contexte culturel, social et médiatique actuel ? Ou bien penses-tu que le monde a perdu sa tolérance pour ce genre de créations subversives ?
Tom Bunk : Les temps changent, et je n’ai aucune idée de ce que les enfants collectionnent de nos jours.
J : Depuis 1990, tu as grandement contribué à l’ADN artistique de la légende MAD. Qu’est-ce que MAD t’a apporté en retour, sur le plan personnel et artistique ?
Tom Bunk : MAD était très différent de Topps, et bien plus fun. Le magazine m’a offert plus d’espace et de liberté pour développer mon humour absurde, malade, dégueulasse, etc.
Je poussais toujours les absurdités à l’extrême, juste pour voir jusqu’où les éditeurs me laisseraient aller. Et souvent… ils devaient m’arrêter pour éviter que j’aille trop loin – Tom Bunk



Exemples du travail de Tom Bunk pour MAD Magazine : une couverture grotesque et deux planches absurdes mêlant humour visuel, trash et satire délirante.
Quand je travaille, je m’ouvre à un flux d’idées énorme, et je suis généralement celles qui sont les plus folles, parce qu’elles sont plus intéressantes et surtout plus amusantes à dessiner. Et j’aime que le lecteur soit surpris, qu’il tombe sur des éléments inattendus, des images détournées, qui cassent ce qu’il pensait voir venir.


À gauche, Tom Bunk aux côtés de l’illustrateur Paul Coker Jr. À droite, Tom Bunk en compagnie de Dick DeBartolo, scénariste emblématique du MAD Magazine.

Une double page extraite du magazine satirique MAD Magazine, écrite et illustrée par Tom Bunk, parodiant les guides de développement personnel à travers un humour absurde, viscéral et grotesque, signature de son style artistique unique.
J : Je me souviens d’illustrations incroyablement détaillées, parfois en double page (j’ai découvert MAD Magazine dans les chiottes de mon oncle). Adolescent, je passais des heures à analyser tous les détails d’une scène. Combien de temps te prend une œuvre comme Tom Bunk Goes to Coney Island ou Tom Bunk Visits Walt Disney World ? Quel est ton processus de création ? Beaucoup de café ?
Tom Bunk : Le café, ça aide !
Je commence par rassembler des idées, puis je cherche du matériel de référence (j’ai d’ailleurs constitué une immense bibliothèque d’images au fil des ans). Ensuite, je fais des croquis, je les découpe, je les assemble avec du scotch, je les déplace, je les recombine… et je reprends du café.
Il peut me falloir un à deux mois avant d’achever ce type d’illustration dense, pleine de détails, de narration visuelle, et de surprises planquées un peu partout dans la composition.



Exemples des incroyables scènes détaillées de Tom Bunk réalisées pour Mad Magazine : Tom Bunk visits Walt Disney World • Tom Bunk visits Coney Island • Dr Bunk’s Mad Monster Lab !
J : Quand j’observe tes scènes de foules denses et détaillées, je pense immédiatement aux peintres flamands et hollandais comme Bosch ou Bruegel. Ont-ils influencé ton travail ?
Tom Bunk : Oui bien sûr, Bosch et Bruegel ont eu une grande influence, mais aussi d’autres artistes et dessinateurs comme Jackovitty, Dubout ou Will Elder.
C’est une vieille tradition de remplir des pages avec des mortels ridicules. Je perpétue simplement la tradition de Wimmel… – Tom Bunk



Jérôme Bosch, Le Jardin des Délices (1490–1500) • Pieter Bruegel l’Ancien, Le Triomphe de la Mort (1562) • Albert Dubout, Le jour de l’homme (1966).
J : Tes œuvres sont généralement très colorées. Est-ce pour adoucir la violence ou la noirceur des thèmes, ou certains détails choquants ? Est-ce un choix artistique, une forme de contraste extrême entre les types d’expression pour les valoriser mutuellement ?
Tom Bunk : Je ne sais pas vraiment. Je suis juste mon instinct, tout dépend du sujet traité. Il n’y a pas de théorie de la couleur générale derrière tout ça.



Trois illustrations signées Tom Bunk, entre gore cartoonesque, critique de la société et humour noir.
J : J’ai adoré ta série d’illustrations autour des univers de « Meat Boy » et « The Binding of Isaac » (je suis un grand fan de ces jeux), et la façon dont tu t’es approprié le sujet. Qu’est-ce qui t’a amené à travailler sur ces univers ?
Tom Bunk : C’était des commandes faites par le créateur du jeu, Edmund Mc Millen qui est lui-même fan des Garbage Pail Kids. Je ne connais rien aux jeux vidéo, et j’ai dû aller chercher sur Google pour savoir qui étaient les personnages…




Illustrations commandées à Tom Bunk par Edmund McMillen, créateur des jeux Meat Boy et The Binding of Isaac, dans le cadre d’un financement participatif. Ces œuvres pastichent les Garbage Pail Kids sous le titre Carnage Pail Kids, détournant l’univers gore et grotesque des jeux vidéo en une fresque absurde, dégénérée et délicieusement déraisonnable, à la sauce Bunk.
J : Tes pin-ups débridées sont vraiment sympas. Qu’est-ce qui t’a amené à explorer ce sujet et à développer une série thématique dans la continuité des Garbage Pail Kids ?
Tom Bunk : Parfois, entre deux commandes, j’aime faire des projets personnels. Et la galerie de pin-ups en faisait partie.
J’ai bien aimé la première, alors j’en ai fait quelques autres, et j’ai bien l’intention de continuer dans cette direction.




« Bunk’s Pin-Up Gallery » : un projet personnel où corps grotesques, sexualité mutante et humour déglingué prolongent l’esprit des « Garbage Pail Kids ».
J : Cela fait des années que je cherche, et c’est vraiment difficile — du moins ici en France — de trouver un livre de Tom Bunk comme Quantoons: Metaphysical Illustrations. Est-ce qu’on aura un jour le privilège de découvrir un ouvrage qui compile une sélection de tes meilleures illustrations, toutes périodes confondues ? Le monde en a besoin !
Tom Bunk : Ce serait génial, mais j’en doute. Je ne suis pas très doué pour me promouvoir moi-même… Peut-être que je finirai par faire quelques petits livrets moi-même, à l’avenir.



Trois illustrations extraites de projets personnels de Tom Bunk, entre absurdité métaphysique, satire sociale et architecture imaginaire.
J : Avec le recul, quelle est l’œuvre ou la création dont tu es le plus fier ?
Tom Bunk : Ce que je préfère, ce sont mes œuvres personnelles, celles qui flottent librement, mes peintures et dessins issus de mon imaginaire, réalisés sans commande.
Elles reflètent mon esprit, et souvent, je me demande ce qu’elles signifient vraiment. La plupart du temps, je n’en ai aucune idée. Il m’arrive de regarder une œuvre des années plus tard… sans savoir comment elle est née, ni ce qu’elle veut dire. Mais je les aime beaucoup. Et je suis heureux de les avoir faites. – Tom Bunk





Sélection d’œuvres personnelles de Tom Bunk, réalisées en parallèle des commandes. Des créations libres, instinctives, souvent énigmatiques, issues de son imaginaire.
J : Quelle a été pour toi la période la plus prolifique et stimulante ?
Tom Bunk : J’essaie simplement de rester curieux et engagé dans la création, c’est à peu près la seule chose qui me garde ancré dans la vie.

Tom Bunk dans son atelier à Brooklyn (New York) 1986-1988, entouré de ses outils, croquis et originaux.
J : Sur certaines photos de ton atelier, on perçoit un certain chaos, presque comme une extension physique de ton esprit créatif. Est-ce que cet « ordre chaotique » joue un rôle dans ton processus créatif ?
Tom Bunk : Le chaos vient avec le temps.
Mon atelier est au grenier, assez petit et très en désordre. J’y accumule tout ce que j’aime : outils de peinture, CD, livres, magazines, dictionnaires, photos, etc. Et c’est de tout ça que je tire une bonne partie de mon inspiration.

Tom Bunk dans son atelier, lisant un livre ouvert à une double page le représentant lui-même dans ce même atelier …
J : Ta série actuelle MAGA Moron Twits est délicieusement mordante et absurde. Qu’est-ce qui t’a inspiré à caricaturer Trump et son entourage de cette manière aussi grotesque ? Est-ce dans la continuité de ta satire habituelle, ou bien ce climat politique t’a-t-il poussé à aller plus loin ?
Tom Bunk : Concernant les cartes MAGA Moron, j’ai commencé à les dessiner pour faire quelque chose contre ces idiots…
Mais malheureusement, ça n’a pas vraiment changé grand-chose.
Aujourd’hui, on est au-delà des cartoons, et au-delà de l’espoir. Peut-être qu’il est temps d’émigrer, comme l’ont fait mes parents dans les années 30 et 40 ?




La série de cartes « Maga Moron Twits« , un projet satirique mordant aussi drôle que désespérée au-delà des cartoons, au-delà de l’espoir.
J : En parcourant ton œuvre, j’ai remarqué l’absence totale d’illustration numérique. Est-ce un choix délibéré ? Une position artistique ou philosophique vis-à-vis des outils modernes ?
Tom Bunk : J’ai grandi avec des outils traditionnels, et pour mon travail je n’ai jamais eu besoin de programmes comme Photoshop. Créer à l’écran me frustrait. Si j’étais plus jeune je l’utiliserais peut-être plus, mais je préfère encore le contact direct avec ma création.



Le matériel de prédilection de Tom Bunk : Du papier Strathmore Bristol 500, une plume Gillot’s Crow Quill Superfine n° 850, un simple crayon à papier classique, des couleurs appliquées à l’aquarelle, à l’acrylique, aux crayons de couleur et parfois à l’aérographe. Une panoplie entièrement traditionnelle, fidèle à sa vision du contact direct avec la création.
J : Quel est ton regard sur la montée en puissance de l’intelligence artificielle ? Aujourd’hui, n’importe qui peut se proclamer “artiste IA” en tapant une simple requête… et même générer de fausses cartes Garbage Pail Kids dans ton style emblématique. Penses-tu que nous allons vers une extinction des artistes ?
Tom Bunk : L’IA est là, et elle est là pour rester. Elle va nous rendre, nous les humains, encore plus remplaçables… et plus stupides.
Elle n’a aucune âme. Et elle risque de remplacer ce qu’il y a de plus précieux dans l’Art : le processus créatif – Tom Bunk
Pour moi, le plaisir de créer, c’est la raison même pour laquelle je fais de l’art. Et une machine n’a pas d’âme.

Parodie dans l’esprit de MAD Magazine, détournée pour dénoncer l’essor de l’IA dans le domaine artistique. Une réponse graphique radicale au remplacement du processus créatif par les machines.
J : Quel regard portes-tu sur notre époque et la société actuelle ?
Tom Bunk : C’est trop déprimant pour même commencer à en parler.
Je n’aurais jamais cru que la civilisation humaine puisse retomber aussi bas… après le fascisme.
Mais il semble que plus de 50 % de l’humanité soient composés de connards méchants et sans cervelle, qui n’apprennent rien de l’Histoire. (S’ils la connaissent seulement.) – Tom Bunk
Très déprimant… et terrifiant.



Tom Bunk dézingue l’Amérique et ses dérives fascisantes. Des images aussi grotesques que lucides sur un monde qui semble avoir perdu la mémoire.
J : Enfin, une toute dernière question « Méta » : Si le Tom Bunk d’aujourd’hui pouvait traverser le temps et souffler un mot au jeune Tom Bunk qui débutait à Berlin ou à New York… quel message lui laisserait-il ?
Tom Bunk : Suis ta voie et continue de créer. Ne cours pas après la popularité, reste fidèle à toi-même…


Un même regard tourné vers la création. Tom Bunk en 1967 et en 2025, entre deux époques… mais une seule voix intérieure.
J : Merci infiniment pour ton travail inestimable, qui a profondément contribué à la pop culture. Il a fortement influencé et façonné mon style artistique, tout en aiguisant mon sens critique.
Tom Bunk : Avec plaisir, réfléchissez ! Restez vigilants ! Résistez aux fascistes !

« Finger Frank » une carte « Garbage Pail Kids » terminée par Tom Bunk mais jamais publiée par Topps.
// EPILOGUE : TOM BUNK L’OEIL DANS LA MARGE
Il y a chez Tom Bunk quelque chose de plus grand que l’humour noir, plus fort que le grotesque, plus vivant que le cartoon.
Ses œuvres nous regardent, nous bousculent, nous déforment. Elles sont bruyantes, inconfortables, colorées à l’excès, outrancières parfois violentes, souvent étrangement lucides. Elles parlent à l’enfant qui a grandi trop vite, à l’adulte désabusé, à l’artiste qui doute, à l’humain qui observe ce monde de plus en plus absurde, et se demande encore comment ne pas devenir fou.

« 8 jours par semaine ».
L’héritage de Tom Bunk est là : dans cette ligne qui tremble, dans cette marge qu’il habite, dans cette liberté absolue qu’il revendique sans jamais l’expliquer.
Il ne s’agit pas simplement de “suivre” un artiste. Il s’agit de faire le chemin vers son œuvre, comme on explore un cerveau câblé autrement, un cerveau qui préfère l’absurde au cynisme, l’excès à l’oubli, le dessin au silence.
En 2015, il a personnellement reçu le prix PENG! Lifetime Achievement Award au Festival de la bande dessinée de Munich et a présenté une exposition de son œuvre à l’Amerikahaus de Munich.
Et à l’heure où l’intelligence artificielle permet à n’importe qui de générer, en un clic, une fausse carte Garbage Pail Kids dans le style de Tom Bunk, la vérité de la main, du doute, de l’accident graphique n’a jamais été aussi précieuse.
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Chez lui, l’absurde n’est pas une fin. Mais c’est toujours vrai. Et ça, franchement par les temps qui cours, ça devient rare.
Interview réalisée entre mars et octobre 2025.